mercredi 10 février 2010

Le corps dans l'Antiquité grecque: la conquête d'un espace

Samedi 10 octobre 2009 au matin, l'amphi rouge du campus de la CCI semble lui aussi se réveiller avec sa lumière tamisée et son ambiance feutrée. Le débat n'est pas même encore commencé que les chercheurs qui nous font face semblent bien décidés à donner le ton. On nous distribue une feuille au titre évocateur: "En avoir ou pas. De la pilosité en pays grec antique." Nous nous imaginions un débat sur la beauté du corps grec dans la statuaire, ou encore sur les pratiques sportives de ces athlètes nus, sculptés et couverts d'huile… Et bien non, rien de tout cela! Nos hôtes vont nous parler de poils, d'odeurs délicates ou bien plus que répugnantes, de physiognomonie et plus conventionnellement pour finir, de la place du corps dans l'art grec. Ça y est, la lumière se fait plus intense, l'amphi se remplit et l'équipe travaillant sur l'axe de recherche "Histoire du corps dans l'antiquité" au laboratoire du LAHM (Laboratoire archéologie et histoire Merlat) à l'université Rennes II peut commencer. Les cinq chercheurs sont tous spécialistes de la civilisation grecque et traitent de la thématique du corps, qui comme l’indique le nom des journées de Blois cette année, est très à la mode dans les études historiques des différentes périodes. Malheureusement on considère que le corps est appréhendé de manière totalement différente à l'époque antique et à l'époque moderne, ce qui fait que cette première période est fort peu traitée dans les ouvrages, voir pas abordée du tout. C'est d'ailleurs en réaction à cela que nos spécialistes veulent montrer l'intérêt de l'étude du corps dans la Grèce antique.
Dans un premier temps Jérôme Wilgaux, maître de conférences à l'université de Nantes, ouvre le bal en nous présentant la physiognomonie (à vos souhaits!), qui n'est autre que l'étude de l’apparence d'une personne dans le but de définir son caractère. Son sujet est singulier car les historiens de la période délaissent littéralement son étude, considérée comme sans intérêt. Par l’observation du corps, les grecs en déduisaient l'éducation, l'origine, voir même l'avenir de la personne rencontrée. La valeur de l’individu était étudiée en associant les signes observables (la forme du visage, la couleur et l'aspect des cheveux, la couleur et la forme des yeux etc…) à des caractères moraux (lâcheté, méchanceté..). On ajoutait à cela une étude de la gestuelle. Un exemple : l’éternuement non retenu était attribué au kinaidos, entendez par là " l'efféminé". L’intérêt historique de cette recherche repose sur le fait que ces descriptions laissent entrevoir une valorisation ou une stigmatisation des gestes et du comportement, qui montre qu'à cette époque le corps est l'objet d'un contrôle social permanent. C'est une véritable discipline du corps qui devait être mise en œuvre, les grecs étaient éduqués pour se comporter de la manière la plus digne possible. D'autre part, dans les textes qui nous sont cités, Démosthène se défend face aux attaques portant sur sa façon de s'habiller, de bouger. Il affirme que cela relève de sa nature propre. Ainsi, la physiognomonie révèle la nature même de l'homme étudié, ce qui montre des hiérarchies sociales naturelles, perçues comme héréditaires et acquises. Qui a dit que l’habit ne faisait pas le moine ?
Pierre Brulé, professeur à l'université de Rennes II, prend le relais très jovialement sur le thème de " La physiologie du poil". Plus explicitement son étude porte sur la conception sociale de la pilosité chez les Grecs à l'époque antique. Nous serons tous étonnés d’apprendre qu’ils voyaient le poil comme un végétal nécessitant de l’humidité et qu’ils en différenciaient deux types : ceux acquis à la naissance et ceux qui apparaissent à la puberté. Et ils expliquent cela très simplement. A la puberté un phénomène remarquable a lieu: les veines s'élargissent pour laisser passer sperme et règles qui sont fabriqués, comme chacun sait, dans le cervelet pour descendre ensuite dans le corps en empruntant les veines. C'est grâce à cette humidité nouvellement acquise, que se développent la deuxième catégorie de poils. Bien que toute l'assemblée se moque à gorge déployée des études scientifiques des médecins hippocratiques grecs du Vème siècle av. J.C., et d’Aristote lui-même, le chercheur nous remet les pieds sur terre. Les grecs faisaient grand cas de cette différence entre les deux types de poils et ce particulièrement sur le plan théologique puisqu'à la puberté les garçons offraient leurs cheveux d'enfant au dieu Apollon tandis que les filles remettaient quelques mèches des leurs à Artémis lorsqu’elles se mariaient. Cette présentation s’acheva par l’explication de la norme capillaire à Athènes, qui est aux cheveux courts et à la stigmatisation des longueurs, tandis que les guerriers spartiates portaient les cheveux très long afin d’effrayer leurs ennemis.
C’est à pile ou face que c’est joué la répartition des deux sujets sur le thème de l’odeur : les délicates et les moribondes. Lydie Bodiou, maître de conférences à l'université de Poitiers, commence par les plus délicates. Les hommes utilisaient toute leur vie durant l'huile du gymnase mais les femmes, comme chacun sait, aiment les parures, les artifices et elles usent voir abusent de parfums, composants primaires mais essentiels de la toilette féminine. Les huiles d'onction, les parfums végétaux, servent à hydrater, rendre le corps plus beau et lui donner un aspect brillant. Le parfum peut aussi leur être prescrit comme remède aux aléas d’un utérus perçu comme nomade, ce qui relève d’un problème physiologique en soi. L’emploi du parfum donnait aussi une hiérarchie statuaire de genre et d'âge, il était par exemple très mal vu pour une femme d’un certain âge de tenter encore d’user de ses charmes en se parfumant.
Véronique Mehl, maître de conférences à l'université de Lorient, prend le relais avec des odeurs moins appréciées. On l’aura compris, c'est elle qui a perdu au jeu de hasard. Le corps humain est perçu chez les grecs d’un point de vu olfactif en opposition avec le corps divin. Les dieux se nourrissent d’ambroisie, ne peuvent être blessés et évidement ne meurent pas. Ces trois capacités laissent voir les trois formes que peut prendre les mauvaises odeurs : celles provenant des maladies, des blessures, et enfin la pire de toute : celle de la mort. Le corps divin a un parfum qui lui est propre et dont il ne peut se défaire. L’homme, dont l’odeur corporelle est considérée comme neutre, cherche à s’en approcher. En effet les mauvaises odeurs corporelles viendraient d’un disfonctionnement thermo-dermique du corps, le suprême étant la mort. Pour ce qui est de la mauvaise haleine, elle est considérée comme corrompue par la maladie ou l'alimentation. Les tyrans sont d'ailleurs réputés pour leur haleine fétide, expression d’une méchanceté intérieure.
François Prost, professeur à l'université de Paris I Panthéon-Sorbonne, et dernier intervenant de ce cocasse début de matinée, achève ce débat par une étude de la statuaire grecque antique. Dès son origine, l'art grec est mimétisme, il imite le corps naturel. On le voit régit par une évolution générale de la statuaire qui va vers le mieux faire. C'est cette vision qui fonde toute les études. Mais en fait l'art grec dès le VIIIème siècle renonce à la pure géométrie et cherche à signifier plutôt qu'à représenter. Il traduit les éléments corporels. Cela reflète moins une initiation graduelle des artistes à la connaissance de l'anatomie, qu'à une recherche accrue de nouvelles stylisations. La chronologie anatomique mise au point donne un classement théorique abstrait. Il suffit de trouver un nouveau kouros (statue de jeune homme nu) et il nous est impossible de le ranger dans ce classement. Une nouvelle approche veut que l'on se laisse guider par la structure des kouroi pour voir s'ils ont des correspondances entre eux ou non et ainsi trouver une référence commune à un système de convention. C'est bel et bien le style qui permet de poser une chronologie. Une étude archéologique donnera alors une fiche géographique de groupements artistiques : les grands temples possédaient des centres artistiques au style propre et il nous sera possible de donner une origine géographique aux sculptures, enfin d’en confronter les styles.
En sommes ces différents chercheurs ont su rendre ce débat attractif, divertissant et très enrichissant d'un point de vu historique. En sortant de l'Amphi rouge on ne peut que se demander quels sont les autres facettes de la vie à l'époque grecque antique qui nous échappent encore mais prévoient d’être passionnantes. Pour ceux qui en demandent encore les recherches du centre LAHM sont publiées dans la collection Les cahiers du corps antique aux éditions PU Rennes.
Line H.

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